Ingénieur horticole, paysagiste, écrivain, enseignant à l’École nationale supérieure du paysage à Versailles, Gilles Clément participe d’une rénovation paysagère sans pareil. Celui qui se présente d’abord comme un jardinier observe les nouveaux liens qui rapprochent l’homme d’une nature semi-domestiquée.
Quelles sont les nouvelles attentes en matière de paysagisme ?
Clairement, on s’oriente vers des jardins vivriers. Depuis 4-5 ans, la profession reçoit des commandes dans ce sens. Par exemple, Montreuil, en Seine-Saint-Denis, hérite d’un passé arboricole hors pair. Pendant trois siècles, des centaines d’hectares de murs agricoles ont offert à la population pêches, fraises, cerises… avant que cette production ne soit abandonnée dans les années 1950-1960. Aujourd’hui, le réaménagement des “Murs à pêches” consacre une vingtaine d’hectares sur les trente à la production vivrière avec, notamment, des activités agricoles à vocation économique, des jardins familiaux ou collectifs, d’autres d’insertion, etc. Partout, les paysagistes sont associés à la production agricole alimentaire, qu’elle soit individuelle, collective ou professionnelle. À Blanquefort, près de Bordeaux, le site de la Vacherieva être repensé pour associer l’élevage laitier en place à un projet de lieu culturel. Dans cette refonte de l’espace, on sollicite l’avis des paysagistes pour une composition paysagère et pédagogique en lisière de la ferme.
Dans les environs de Bègles, j’ai participé avec le maire Noël Mamère à l’inauguration de jardins partagés dans un espace ouvert dont l’objectif est la distribution de graines. Car, aujourd’hui, nombre de semences parce qu’elles ne sont pas homologuées – pour des raisons plus que discutables – sont absentes des catalogues. Aidés par le Mouvement des semeurs volontaires, ces jardins vont multiplier ces variétés et donc les sauvegarder.
J’ai aussi été invité sur le Plateau de Saclay, situé à une quinzaine de kilomètres de Paris. Ce lieu de haute technologie rassemble près de 10 000 chercheurs et plusieurs grandes écoles. Sous l’égide d’Artscience Factory, en lien étroit avec la Communauté d’agglomération du Plateau de Saclay, il y a la volonté d’associer le paysage, la science et la production alimentaire. On travaille avec les Jardins de Cocagne, un producteur bio qui s’agrandit, les chercheurs Claude et Lydia Bourguignon, spécialisés en microbiologie du sol et en agroforesterie. Implanter des jardins nourriciers, adapter l’aménagement naturel aux abords de fermes, revivifier les sols dans des espaces urbanisés… les paysagistes participent de plus en plus à ces réflexions, c’est tout à fait nouveau.
Comment s’opère le passage de relais à la population qui va faire vivre ensuite ces espaces ?
Dans le cadre de chantiers, elle est invitée à participer. À Montpellier, autour d’un immeuble, il a été décidé l’an dernier de transformer un parking en jardin. Les gens de la résidence ont donné un coup de main en découpant le goudron, en plantant, etc. C’est aussi une manière de s’approprier plus facilement ces espaces verts.
Sylvie Cachin, l’une de mes élèves, fait travailler les gens dans la rue au-devant de leur propre maison ; ils créent et entretiennent des massifs sur les trottoirs, les talus ou les bandes de terre situées au pied des clôtures, le plus souvent dans le prolongement de leur jardin (1). Cela change complètement l’aspect des rues. À Lyon, ce sont les habitants du quartier de la Guillotière qui ont fait sortir du bitume le jardin de l’îlot d’Amaranthes.
“Le jardinage, c’est trop de temps et de contraintes” : que répondez-vous à ces critiques ?
Cette vision de jardin dont on est esclave a la dent dure car on veut des espaces tirés au cordeau, limpides, propres. Or, c’est une notion absolument dramatique la propreté ! Cela n’a aucun sens dans un jardin, aucun sens biologique ! On peut jardiner autrement, obtenir un résultat esthétique sans y passer trop de temps. Ou alors réduire la surface. Car le jardin doit être libérateur.
Aménager l’environnement, c’est parfois aussi ne pas y toucher ?
Exactement. La ville de Montpellier a fait appel à nos services pour effectuer un relevé des délaissés de son territoire, c’est-à-dire des espaces en friche. On a fait trois propositions : des jardins pour habitants type familiaux, partagés ou bien des jeux pour enfants, des terrains de sports ; d’autres espaces servent de liaison, de transition entre les espèces végétales, animales, on peut imaginer une gestion type Jardin en Mouvement (lire en encadré). Enfin, sur certaines zones, il ne faut rien faire du tout parce que la diversité est là, parce qu’ici se réfugient les espèces auxiliaires du jardinage, ce sont des lieux de haute valeur que je qualifie de Tiers Paysage. Notre point de vue a été bien entendu et on nous a passé commande pour ce type d’espace. C’est une première !
Par la suite, la communauté d’agglomération des Lacs de l’Essonne nous a fait la même demande. Mais les friches, les bords de route non tondus, les “mauvaises herbes” en ville dérangent beaucoup, voire inquiètent les gens. C’est pourquoi, en avril dernier, l’École du jardin planétaire a vu le jour sur les communes de Grigny et Viry-Châtillon. Elle a pour objectif la reconnaissance de la diversité en ville. À force de pédagogie, on peut imaginer que les citoyens participent au maintien de ces formidables “réservoirs génétiques”.
Propos recueillis par Gaëlle Poyade
(1) L’opération “Je jardine ma ville” a donné lieu à une publication du même nom signée Sylvie Cachin, avec Sylvie Ligny, Éditions Rue de l’Échiquier.
Des concepts qui font école
En dehors de son activité de créateur de parcs et jardins, Gilles Clément poursuit des travaux théoriques qui l’amènent à repenser ces espaces.
Le Jardin en Mouvement, concept issu d’une pratique sur son propre jardin dansla Creuse, s’inspire de la friche, espace de vie laissé au libre développement des espèces qui s’y installent. Loin de vouloir régenter cet espace naturel, le jardinier cherche à l’enrichir en eau, terre, substrat avec la plus grande économie de moyens. L’une des manifestations les plus remarquables du Jardin en Mouvement vient du déplacement physique des espèces sur le terrain, au fur et à mesure des saisons.
Le Tiers-Paysage désigne les espaces que l’homme abandonne à la seule nature : délaissés urbains ou ruraux, espaces de transition, friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées… Ce sont des endroits privilégiés d’accueil de la diversité biologique.