Seule une agriculture conventionnelle et intensive serait capable de nourrir la planète ? Faux, assure Marc Dufumier, agronome et professeur d’agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech. Il faut au contraire réconcilier agriculteurs et consommateurs. Et définitivement, choisir la bio.
Imaginez-vous une agriculture 100 % bio ?
Clairement, je réponds oui ! Mais il faut se donner le temps. D’ici 2050, il est tout à fait possible de nourrir 9 milliards d’êtres humains avec la bio. C’est même le seul objectif raisonnable que l’on doit se donner. Nous avons en main toutes les techniques nécessaires. On dit souvent que les rendements en bio sont trop faibles. Mais aujourd’hui, les agriculteurs bio sont isolés et souffrent d’un environnement détérioré. En céréales par exemple, les pucerons fuient les parcelles cultivées en conventionnel et se réfugient dans des champs sans pesticides… et les rendements diminuent pour les agriculteurs bio. Alors plus ils seront nombreux, plus ils marqueront les écosystèmes et plus ce sera facile de cultiver de cette manière.
La voie est toute tracée… mais en prenons-nous le chemin ?
Il faut un effort de tous les citoyens : consommateurs, médiateurs, agriculteurs… Nous tous ! Et on avance. Il y a cinq ans, on me disait : “la bio, c’est le retour à la lampe à huile”. Les mêmes me disent aujourd’hui : “la bio, c’est trop sophistiqué, trop moderne !” Chacun d’entre nous a le pouvoir d’agir : prenez l’exemple du circuit de formule 1 de Flins (1) dans les Yvelines. Le projet a été abandonné, les terres rendues à l’agriculture et cela, grâce aux mouvements militants. Prenez encore l’exemple de Terres de liens (2), qui permet l’installation de jeunes agriculteurs. Je rends hommage à tous ces résistants. On marque des points ! Dernier exemple récent : pendant la discussion sur la Loi de Modernisation Agricole, une taxe sur les ventes de terre agricole a été proposée. C’était d’ailleurs la seule mesure courageuse de cette loi. Finalement, cette taxe va avorter… Mais cela a été entrevu et pour moi, ça reste du positif.
On parle beaucoup d’agriculture durable : est-ce positif là aussi ?
Bien sûr, du moins si on se réfère à l’intuition première de l’agriculture durable : concilier viabilité économique, intérêt des générations futures et respect de l’environnement. Clairement, les agriculteurs biologiques ont été à l’avant-garde de ces préoccupations. Aujourd’hui, on voit beaucoup de “green washing”, autrement dit : “Plus vert que moi tu meurs”. Le concept d’agriculture durable est souvent détourné et récupéré…
Vous voulez parler de la grande distribution ?
Oui, mais aussi des agro-industries venues s’immiscer dans la relation producteurs-consommateurs et qui ont imposé un modèle : des prix toujours plus bas, sans égard à la qualité des produits. Il faut les zapper ! Je propose de mettre en place des centrales d’achats de terroir, avec des cahiers des charges discutés avec les consommateurs.
Le développement de la bio passe par le développement des circuits courts ?
Oui ! Mais des circuits courts et massifs, qui gèrent des grandes quantités : cela doit permettre de réduire les coûts et la masse de travail. Pour commencer à bâtir de toutes pièces ces centrales d’achat, il faut s’appuyer sur la demande de la restauration collective. J’imagine la tenue de réunions où se retrouveraient les consommateurs (associations de parents d’élèves, associations d’étudiants, comités d’entreprises…), associations de producteurs et collectivités territoriales. Ensemble, on y déciderait des quantités à produire, de la nature des contrats, des cahiers des charges… Les consommateurs mettraient l’accent sur la qualité des produits et la sécurité sanitaire, les collectivités territoriales se porteraient garantes de l’aménagement du territoire et de la protection de l’environnement.
Côté consommateurs, les prix des produits bio rebutent souvent…
Dans le coût supérieur de la bio, il y a justement le coût des circuits de commercialisation. C’est ce qu’il faut réduire. L’agriculture biologique doit sortir d’une agriculture de niche. Pour cela, il faut assurer aux agriculteurs un marché stable, croissant et rémunérateur. Ils doivent être payés au juste prix de leurs produits et la rémunération de leurs services environnementaux, par des subventions publiques, est légitime et même indispensable !
Comment agir au niveau politique ?
Les collectivités territoriales commencent à financer l’approvisionnement en produits bio de la restauration collective, sur leurs propres ressources. Bien entendu, c’est difficile pour elles. Je demande depuis longtemps que les subventions du premier pilier de la Politique agricole commune (Pac) reviennent aux agriculteurs, via la restauration collective, pour des produits de qualité. Il faut tout re-négocier à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). J’ai dit que, techniquement, j’étais optimiste sur nos capacités à changer de système agricole. Par contre, politiquement… c’est une autre histoire, je suis plutôt pessimiste. Mais pas résigné pour autant ! Grâce aux résistants, qui montrent qu’autre chose est possible, le discours politique est plus crédible. Il faut absolument cesser de faire du tort aux pays du Sud. On doit renoncer à exporter à bas prix nos surplus de céréales, nos poudres de lait. Le paysan africain doit manger le mil et le sorgho qu’il cultive, le paysan andin son quinoa.
Là aussi, des circuits courts, en somme…
Il faut se recentrer à l’échelle des territoires et cesser de se spécialiser à outrance. Pour cela, commençons par rapprocher agriculture et élevage. En Bretagne par exemple, les éleveurs ont des stocks d’urine dont ils ne savent que faire et qui finissent en nitrates dans les sols. Tandis que dans les zones céréalières, on importe de l’ammonitrate de Russie pour fertiliser les terres. Quelle bêtise ! Même aberration pour nourrir le bétail français : on importe du soja brésilien. Il serait tellement plus logique de produire nous-mêmes des protéines végétales, luzerne, trèfle, sainfoin… Halte à la monoculture ! D’autant plus que les écosystèmes les plus simples sont toujours les plus fragiles.
Nous ne cultivons plus assez de variétés ?
On ne peut même plus parler de variétés, tellement c’est peu varié ! Mais cela s’explique : le principal axe de travail des sélectionneurs a toujours été le rendement par hectare. Pour cela, beaucoup d’argent a été investi, dans la recherche publique notamment. Ensuite, il faut amortir ces investissements. Résultat : on cultive aujourd’hui un très faible nombre de variétés mais sur des surfaces gigantesques. Affaire de gros sous… On a sélectionné sur des terres à zéro caillou, avec utilisation d’herbicides, de pesticides, d’engrais chimiques, c’est-à-dire dans un monde totalement maîtrisé, irrigué, abreuvé, protégé. On a réussi à obtenir des potentiels productifs très élevés.
À quel prix ?
Nous le payons très cher aujourd’hui, avec l’apparition de résistances de certains ravageurs, l’érosion des sols, la pollution des eaux, l’augmentation des transports et donc des gaz à effet de serre… et des agriculteurs de plus en plus dépendants des semences. Là, c’est une rupture complète. Depuis la naissance de l’agriculture, les paysans ont toujours été maîtres de la sélection et leurs variétés étaient adaptées à l’environnement. Ils n’étaient pas obligés d’éradiquer tous les ravageurs pour avoir un rendement correct. Autrement dit, aujourd’hui, au lieu de s’adapter à notre environnement, on l’homogénéise, on le violente. Et ce n’est pas la bonne voie.
Le cahier des charges bio européen, récemment harmonisé, vous satisfait-il ?
Il a été revu à la baisse par rapport au cahier des charges français. Mais à mon avis, c’est positif d’avoir réussi cette harmonisation européenne. Je ne pense pas que la multiplication des labels soit une bonne chose. Il faut travailler à améliorer ce cahier des charges européen, qui sert maintenant de cadre. Ceci dit, je comprends très bien que certains regrettent ce rabais et veuillent défendre l’agriculture biologique, celle des pionniers.
Propos recueillis par Myriam Goulette
(1) http://www.flinssanscircuitf1.org/
(2) http://www.terredeliens.org
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Un homme engagé
Marc Dufumier est aussi membre du conseil stratégique de l’agriculture et de l’agro-industrie durables (CSAAD) du ministère de l’Agriculture et de la Pêche (Map) et membre du Comité de veille écologique de la Fondation Nicolas-Hulot. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Agricultures et paysanneries des Tiers mondes, Éditions Karthala, 2004.